Travailler au contact des défunts : trajectoires professionnelles, engagement subjectif et rapport au travail des thanatopracteurs (titre provisoire)
Pereira, M.

Thèse menée par Margot Pereira

Publié le 13 septembre 2024 Mis à jour le 13 novembre 2025

Co-direction : Sandrine Croity-Belz (LPS-DT), Isabelle Faurie (LPS-DT)

Le métier de thanatopracteur occupe une place singulière dans les coulisses du champ des professions funéraires, il mobilise des savoirs techniques spécifiques tout en comportant une forte dimension symbolique et relationnelle, souvent par médiation. Son rôle consiste à pratiquer des soins d’hygiène et de conservation sur les corps des personnes décédées, via l’injection par voie artérielle d’une solution conservatrice afin de retarder la décomposition naturelle et de restituer une apparence apaisée sur les défunts (Lemonnier, 2006). Ces interventions répondent à une double finalité́ : assurer l’hygiène et la préservation de la dignité́ du défunt et soutenir le processus de deuil des proches à travers la ritualisation (Lussier, 2007). En France, la profession émerge dans les années 1960, elle connait une phase d’expansion à la fin des années 1980, et enfin s’institutionnalise en se dotant de normes, de régulations et d’organisations professionnelles, notamment avec la création du diplôme national en 1994 (Clavandier, 2009). Ce processus s’accompagne d’une diffusion sociale plus large, la pratique se démocratisant progressivement à l’ensemble des classes sociales et contribuant ainsi à l’augmentation du recours aux soins de thanatopraxie (Labescat, 2016). Pourtant, malgré́ cette expansion, la réalité́ et l’expérience de leur travail demeurent encore largement méconnues et socialement invisibilisées dans la société́ et la recherche en psychologie sociale du travail. En sciences humaines et sociales, les professions régulièrement confrontées à la mort ont fait l’objet de divers travaux de recherche. En psychologie sociale et clinique du travail, Léa Boursier s’est intéressée à l’exercice des médecins légistes (Boursier, 2021). En sociologie, Romain Juston-Morival (2020) a étudié́ les dynamiques propres à ce champ professionnel. En ethnologie, Mélanie Lemonnier a analysé́ les pratiques d’embaumement et leur évolution historique (Lemonnier, 2006). Enfin, Cynthia Mauro a porté́ son attention sur l’ensemble des professionnels médico-légaux, judiciaires, funéraires et mortuaires, quotidiennement confrontés aux morts violentes (Mauro, 2009). Parmi les professions identifiées dans la littérature en sciences sociales, et plus précisément dans le champ de la psychologie sociale du travail, les thanatopracteurs constituent une catégorie encore largement négligée par la recherche et rarement étudiée de manière spécifique. La plupart des recherches consacrées aux thanatopracteurs insistent sur les dimensions négatives de leur activité́, souvent étudiées sous l’angle du « sale boulot » (Hughes, 1958/1996). Ces travaux soulignent notamment l’exposition à la « souillure » et la faible reconnaissance sociale ainsi que son invisibilité institutionnelle (Lhuilier, 2005). Ils mettent aussi en évidence les stigmates associés à la profession (Ashforth & Kreiner, 1999). Par ailleurs, plusieurs auteurs insistent sur la dureté des conditions d’exercice isolement, pénibilité physique, confrontation quotidienne à la mort ainsi que sur les risques psychosociaux et toxicologiques qui en découlent (Fleutot, 2013 ; Biotteau & Mayeur, 2010). Enfin, certaines recherches s’intéressent aux stratégies de défenses développées par les professionnels pour « tenir au travail» (Dejours, 2013), et résister à l’activité (Molinier, 2006). Cet aspect de l’activité est essentiel pour rendre compte à la fois de la réalité quotidienne du métier et de l’impact concret des conditions de travail sur la santé psychique des travailleurs. Néanmoins, il tend à laisser dans l’ombre une analyse plus approfondie du rapport subjectif au travail et de l’investissement personnel et collectif des professionnels dans cette activité singulière.

Almudever, 2022 & Faurie, 2025 postule que le sens du travail se construit à travers une dynamique d’appropriation des contraintes et des ressources de l’environnement professionnel. Loin de se réduire à une simple adaptation aux prescriptions, l’appropriation implique une transformation du métier, de l’activité et de l’environnement de travail, permettant au sujet d’y inscrire ses différentes places, professionnelles comme extra-professionnelles, et d’y obtenir reconnaissance. Elle s’exprime selon trois dimensions complémentaires : « faire sien », en engageant son identité personnelle et sociale dans le travail ; « faire soi », en l’inscrivant dans des finalités qui dépassent la seule tâche prescrite ; et « faire autre », en modifiant l’activité pour l’ajuster à ses propres buts. Ce processus est essentiel car il constitue une réponse aux perturbations et conflits vécus dans l’activité́ – sentiment d’aliénation, conflits de valeurs, travail empêché, déni de reconnaissance – et permet leur élaboration psychique, ouvrant ainsi la voie à un dépassement des tensions et au développement du pouvoir d’agir. En ce sens, l’appropriation est fondamentale pour la construction du sens du travail, et elle devient d’autant plus source de sens lorsqu’elle se décline sous la forme d’une véritable création.

Cette thèse par articles adopte une approche qualitative et compréhensive. Elle s’intéresse à la construction du choix d’orientation vers le métier de thanatopracteur, au rapport subjectif au travail et au sens conféré à une activité à la fois complexe et singulière. Elle interroge également les modalités d’appropriation de cette activité, ainsi que la place du collectif de travail et l’élaboration d’une éthique professionnelle propre à cette activité peu connue de la psychologie sociale du travail. En complément des entretiens menés sur le terrain, des immersions et des observations seront également réalisées, afin de saisir la matérialité des pratiques, les dynamiques collectives et les ajustements concrets par lesquels les professionnels donnent sens ou non à leur activité et transforme le milieu de travail.